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SINAÏ : CE QUE MOÏSE N'A PAS VU

Texte

Certains lieux nous attendent-ils de toute éternité ? On le croirait à mesurer combien, au fond de notre imaginaire, ils diffusent de poésie et d'espoir en l'homme. Comme s'ils étaient la pierre de touche de l'individu tel qu'il devrait être et non comme les compromis et bassesses de la vie l'ont voulu. Cette poésie, cette grandeur exemplaire, telle une invite à l'innocence première, je les avais toujours perçues en songeant à la péninsule sinaïque, à ces étendues marquées par une imputrescible beauté. Là, non loin cependant de l'endroit où des fous de guerre continuent de s'entre-tuer, devrait régner une irrésistible ambiance de paix. Du moins, en prenant mon billet d'avion, c'est ce que je me disais en marge de toute injonction religieuse et d'influence dogmatique - lesquelles, à mes yeux, devenaient un carcan de plus en plus suspect. Comment oublier en effet que les conflits guerriers d'aujourd'hui ne cessent de mettre en avant de haïssables motivations sectaires prétendues sacrées.

Devant moi s'étendait enfin le Sinaï, cette immense langue de terre, reliant l'Afrique à l'Orient, où toutes les contradictions se télescopent. Quatre civilisations au moins, l'égyptienne, la juive, la chrétienne et la musulmane s'y chevauchent et marquent ce territoire de leur présence millénaire. Carrefour à la topographie impressionnante où les noms de lieux les plus fascinants de la Bible résonnent à nos oreilles : golfes d'Aqaba et de Suez, mer Rouge, Palestine et Israël, Egypte, mont Horeb surmontant le monastère de Ste Catherine, oasis de Pharan, mines de turquoises de Maghara et Serabit. Mais aujourd'hui, quel étonnement pour les incrédules de contempler là des faits et des moeurs aussi profanes qu'hypocrites.

Là-bas, à quelques encablures de la ville d'Aqaba, Israël multiplie les casinos flottants sur barge en pleine mer, lieux de débauche, d'argent sale et de plaisir. Certains profiteurs ont ainsi trouvé le moyen d'attirer le pléthorique touriste, aussi joueur que jouisseur, en l'accueillant hors de la terre sainte : celle qui doit selon les zélotes, issus des patriotes de Judée, rester vierge de toute souillure de lucre et de stupre. Mais est-il bien raisonnable d'installer tripots et bordels afin de toucher des revenus plus que douteux, en dehors des eaux territoriales israéliennes, en faisant croire que trafics et souillures divers sont moins impies sur l'eau que sur terre ? Fourberie déplorée par les Juifs de pure tradition. Paraître irréprochable ! Mais quelle nation peut prétendre l'être en installant des casinos mercantiles et des lieux de prostitution proches de frontières réputées sacro-saintes, pour cultiver sans vergogne l'industrie du sexe sous toutes ses formes.

Du côté de l'Egypte, même immoralité. A deux pas de la terre d'Arabie, sainte pour tous les musulmans, n'implante-t-on pas aussi casinos, bordels et hôtels de passe attirant le chaland régional, sous le signe du tout-puissant dollar. Partout, à l'extrême pointe du Sinaï, au milieu du désert, fleurissent des lupanars, des discothèques, des bars à putes et des officines à dealers. Là, des charters quotidiens déversent leur cargaison de touristes sexuels et de candidates à la prostitution. Des jeunes femmes, expatriées de pays de famine, viennent ici s'offrir aux plaisirs corsés d'étrangers amateurs d'amours adultérins ou friands de chair atypique. Des files de femmes à la peau de lait débarquent en un flot ininterrompu, avec l'espoir de se sortir de la misère par le sexe. Aujourd'hui, omnipuissant est le sexe-appeau, sous tous les azimuts, pour ceux qui ont les moyens de le pratiquer à satiété, sans crainte de contribuer à l'esclavage de malheureuses créatures à louer.

Au demeurant, chacun croit là trouver son compte. Ceux-ci en gagnant du fric sur le dos des mercenaires de la dépravation ; ceux-là en jouissant sans contrainte et pas cher ; les autres, des deux sexes, s'avilissant dans l'espoir de se faire une meilleure place au soleil. Sur cette terre souhaitée d'alliance entre Dieu et les hommes, l'argent et la chair entretiennent désormais une kermesse bariolée, allant du folklore sadien au défilé continu de mâles alléchés par des corps à la soumission cupide. Cette nouvelle Tour de Babel, où les couleurs de peau se mélangent, permet toutes les offrandes animales et baigne dans la fange. Qu'est devenu le divin en ces lieux où l'esprit a soufflé ?

Sharm El Sheikh. En cette ville truquée, érigée à la gloire de tous les abus, ai-je imaginé ou vu, dans une sentine adjacente, un trio de fous de Dieu dépenaillés, proférant des injures bibliques aux passants, et cet autre excentrique, en haillons, maléfique et porteur de la croix, peinant à traîner dans son dos un chariot de carton où se prélassait, demi-nue, une fausse Marie-Madeleine étendue, qui pressait ses deux mamelles pour en faire jaillir le lait - et marmonnait, elle aussi, les accusant de profanation, des anathèmes au passage de touristes hilares ? Le tout sous un déferlement de musique disco ou techno provenant de sex-shops, cabarets de strip-tease avec cabines de voyeurs, bains maures, etc.

Impression de parcourir une cité de carton pâte, haute en couleurs criardes où Cecil B. de Mille aurait pu rencontrer la strip-teaseuse Gipsy Rose Lee. Mais c'était bien un rêve. En slip, je rouvris les yeux claquant des dents dans ma chambre du Sheraton : une main louche avait accéléré la climatisation. Je n'étais plus qu'un touriste pris dans une déchirure équivoque entre l'énigmatique beauté du paysage et l'asservissement à un nouveau Veau d'or. Autant dire que rien dans cet océan d'anonymes touristes déferlant dans cette partie du monde prétendument sacrée, ne touchait plus en moi la part humaine. L'homme responsable se trouvait rejeté loin de tout idéalisme.

A me lire va-t-on penser : au fait, tu n'es qu'un philistin doublé d'un tartuffe, à incriminer ainsi la libre expression du sexe. Celui-ci n'a-t-il pas le droit de souffler où il veut, comme il veut ? Sans doute. Mais dans ces parages élus, comment réfuter un avilissement si monnayé ? Comment ne pas imaginer les ébats du " beau corps de vingt ans qui devrait aller nu ", la Sunnamite suivie par son amant incantatoire, Salomé dépouillée de ses sept voiles devant le prophète, le duo de David et Jonathan, ou encore, à vol d'oiseau, Cléopâtre à son apogée descendant le Nil, la première étreinte de Salomon avec la reine de Sabbat etc. Visions ou mythes qui ont tissé leur long sortilège poétique jusqu'à nous. La réalité d'aujourd'hui est tout autre, soufflet infligé au naïf descendu d'un jet avec ses illusions. A la place du rêve, c'est le toutou, le touriste des bananes que l'on voit se goinfrer à des tablées où il s'empiffre, panse prête à éclater. Leurs compagnes surnourries, quasi apodes sous leur ventre, ne valent pas mieux. Ici l'on compte le plus grand nombre de bedaines au mètre et de bagues voyantes à chaque main. Etrange ménagerie touristique gavée à gogo, composée de mafiosi de l'Est, de rois du pétrole des émirats et des sultanats de Malaisie, dont on se demande pourquoi elle entend coûte que coûte ravaler tout souvenir biblique et toute aspiration se situant au-dessus de la ceinture. Ces nouveaux pharisiens déversés par milliers viennent dans cette partie bradée de l'Egypte comme on va à Pigalle, à Las Vegas ou chez Walt Disney.

Toujours penché à ma fenêtre ouverte sur la péninsule sinaïque, je songeai qu'aucune altération ne pouvait pourtant atteindre le miracle de ce panorama ineffable, aussi présent qu'un Dieu omnipuissant - roc et mer éternels s'étendant de Dahab à Hurgada, sous un bleu d'une pureté féroce. Le tout d'une poésie qu'on ne saurait souiller. En fait, on ne sait trop pourquoi le divin, qui dépasse l'homme, paraît le juger sans pour autant le surélever au-dessus de son instinct le plus bestial. Le poème du Sinaï, créé par un génie intemporel, se tisse intouchable bien au-dessus de toute humanité dégradée et de cette " fête servile " où, selon Baudelaire, les humains vont cueillir leurs remords.

Didier Mansuy 6 janvier 2003

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