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ODETTE OU LA TOLERANCE

Texte

Ce texte a été enregistré sous forme de CD par Sébastien Colmagro et interprété par l'acteur, metteur en scène de théâtre et d'opéra et directeur de théâtres Albert-André Lheureux. Il est possible de l'écouter sur ce site crée pour Didier Mansuy, en allant sur le lien audio.

Imaginez un professeur de théâtre en jupon, dispensant ses leçons à des adolescents et leur faisant répéter des pièces destinées à la sacro-sainte représentation de fin d'année scolaire.

Imaginez aussi cette bande de jeunes, soucieux de bien faire, la plupart motivés, en proie au trac et soumis au feu roulant des ordres changeants, instructions contradictoires et sautes d'humeur imprévisibles de leur maîtresse d'art dramatique, madame Odette.

Prétendant régir ses leçons selon la plus stricte tradition morale, Odette tuait dans l'oeuf tout rapprochement physique jugé douteux entre ces ados pleins de sève. A la vue d'un groupe mixte plutôt dissipé, aux mains un peu trop baladeuses, elle fonçait dans le tas : " De la tenue, bon sang ! Vous êtes ici ni à Sodome ni à Gomorrhe. Combien de fois devrais-je le répéter ? " Certains lui faisaient la grimace et le pied de nez dans le dos. Mais Odette n'en avait cure. Elle sévissait avec la certitude vibrante de préserver cette jeunesse " déglinguée " - c'était son mot. D'autant que ses propres expériences physiques avaient confiné au fiasco. Bon prétexte pour casser du sucre sur le dos des mâles : " Ceux-ci n'ont qu'une idée en tête, après avoir feint de vous désirer : vous traîner dans la boue et vous détruire. Etre un pantin dans leurs mains, merci ! J'ai toujours refusé l'esclavage du macho, ce qui m'a permis de conserver la plus saine faculté de jugement. "

S'étant confiée, fait rarissime, à l'une de ses rares amies, Odette avait expliqué : " Un goujat, voulant me fustiger, m'a traitée un jour de quart de vierge, par allusion à ces " Demi-Vierges ", best-seller d'un vieil auteur oublié. Ce quart de vierge, je le revendique encore, je me flatte de le conserver. Il me permet d'être clairvoyante au sujet de tant de jeunes niaises qui s'étant entièrement données à un homme, y ont perdu leur peu de personnalité, et accepté de vivre, dos courbé, le plus détestable pot-au-feu qui soit. Ma chair a parfois vibré, oui, je l'admets, mais ma vigilance n'a cessé de régler mon trouble et de veiller à ce " quart de virginité ", soit, mais inaliénable. Je me connais, donc je suis. "

En faisant de telles déclarations, Odette se raidissait et gagnait au moins dix centimètres sur une taille plus que modeste, qu'elle croyait mettre en valeur par des talons richelieu.

Ceux qui connaissaient bien Odette Braie n'ignoraient pourtant pas qu'elle avait eu deux passions au cours de sa vie étriquée : un fol amour conçu pour son premier professeur de diction, quinquagénaire blondasse, marié, père de cinq enfants, qui se rendait à peine compte de son existence ; puis un coup de foudre pour Jean Marais lequel, auréolé par la tendresse d'un grand poète, avait fort mal répondu à sa flamme intempestive, entretenue pendant trente ans avec une telle ferveur qu'à la mort de " Jeannot ", Odette avait jugé bon d'afficher un deuil outrancier durant des mois.

Odette Braie donnait ses cours et ses conseils avec un flot de remarques tellement sibyllines, qu'elles plongeaient ses élèves dans un monde de perplexité. Ils s'habituaient cependant, à la longue, aux changements insolites de son comportement et ne protestaient plus, non par approbation mais besoin de tranquillité, afin de se consacrer mieux à leur art en dehors d'aigres polémiques, qui s'avéreraient vite scabreuses, jamais simples à gérer, avec une Odette qui croyait dur comme fer au bien-fondé de ses opinions. La contrarier équivalait à susciter le dragon qui dormait en elle.

Ainsi, elle défiait quiconque de douter de son expérience de la scène, et prétendait que si elle ne l'avait pas quitté à cause de partenaires aussi prétentieux que sots, elle eût été au sommet aujourd'hui. Bref, plutôt que de végéter dans cet univers dérisoire, certaine de n'être pas comprise à sa juste valeur, l'incomparable Odette avait préféré s'effacer, afin de préserver son feu sacré. " J'étais pourtant la meilleure ", restait le leitmotiv de ses récriminations. Point n'était besoin de lui donner la réplique pour la faire embrayer sur sa lassitude à jouer la comédie avec des acteurs, à ses yeux, dépourvus de vocation et du moindre talent. Contre eux, une vindicte inavouée ne cessait de la faire marmonner : " Je suis la mal aimée, et mon luth constellé brille du soleil noir de la mélancolie. "

Avec quel dédain, elle toisait sa petite troupe au garde-à-vous devant elle ! Au lieu d'être émue par le front et le teint purs d'une aspirante Ophélie, loin de s'attendrir des maladresses d'un gros pataud se croyant appelé à camper le Cid ou Lorenzaccio, dédaignant aussi d'encourager une néophyte qui se voulait tragédienne et roulait des yeux de batracien, Odette ne cessait de les tancer pour leur manque de maintien et leurs trous de mémoire. Un soir, s'entendant traitée de pie-grièche par un garçon du cours, elle fit face d'un bloc : " Pie peut-être, impudent ; puisque je picore dans les trésors du théâtre pour que vous en transmettiez les miettes ! Mais, grièche ! Grièche vous-même, jeune insolent. " Odette fut si convaincante dans cette attaque, qu'il y eut quelques applaudissements dans son auditoire. Naturellement maussade, elle cultivait sa naturelle mauvaise grâce comme une sorte d'aristocratique supériorité.

Seule la dîme que versaient chaque mois ses élèves en échange de sa science infuse, pensait-elle, parvenait à lui tirer l'approbation d'un demi-sourire. Tous étaient rejetons de bourgeois ou de commerçants fortunés et elle tenait pour principe qu'ils devaient payer la balourdise de leur progéniture. En échange, elle invitait les familles à une représentation de fin d'année, où elle se montrait particulièrement majestueuse et inspirée de façon à " en boucher un coin " à ces ploucs. Ainsi, en quête d'ovations et comme en bouquet de ce gala, Odette récitait et mimait le songe d'Athalie sous des voiles achetés chez quelque revendeuse à la toilette. Inégalable ! C'était l'opinion du père d'Odette, ex-librettiste connu, qui n'avait cessé de se ruiner pour entretenir théâtreuses, danseuses et mannequins sur le retour. Le restant de son avoir était passé dans l'achat, au nom de sa fille, de ce vaste premier étage au fond de Montparnasse qu'elle appelait l' " auditorium ". Odette, sa seule faiblesse, faisait grand cas de ce père hémiplégique, condamné à assister à cette manifestation annuelle sur un fauteuil roulant : " Mon père est ma croix, mon gouffre, mais je l'assume avec fierté. "

En contraste avec son visage énorme aux joues louis-philippardes, entre ses yeux pochés de valises, le bonhomme avait le nez de perroquet d'Odette et la même moue de morgue, qu'il daignait relever d'un sourire lorsqu'il était en présence d'un mécène du cours.

Haussé par des coussins, Sacha Braie (Sacha par admiration pour Guitry) filmait la cérémonie, caméscope à demi détraqué en main, dont Odette tirait des cassettes qu'elle vendait à prix fort aux familles : " Mon père a un sens fou de l'image. Quel artiste ! ", disait-elle pour excuser le ratage de ces vidéogrammes aussi flous que décalés.

En dehors de ses juvéniles ouailles, Odette acceptait d'enseigner son art à quatre ou cinq retraités ou rentiers désoeuvrés. Lesquels étaient à ses petits soins et, se sentant aux anges, payaient un coquet complément de tarif, pour satisfaire la faim dévorante des planches qu'ils avaient toujours cachée à tous et assouvissaient enfin auprès de la prêtresse Odette - quitte à souffrir les cuisantes critiques qu'elle leur assénait. " Bah ! Quel vieil homme n'est pas maso sur les bords ? Je préfère de beaucoup ces braves papés aux vieilles biques à demi sourdes qui viennent se proposer à mon enseignement, foui ! "

Elle brossait du théâtre d'aujourd'hui un tableau qui touchait au désastre et déplorait : " Ma grande amie Dussane avait bien raison de dire que les nouveaux acteurs n'ont plus de planche. A côté d'actrices géniales comme Moreau et Girardot, que de petites sauteuses tout juste capables d'ânonner leurs répliques. Les garçons, eux, n'ont même plus de d'ça, selon mon père, le librettiste fameux. "

Lors du choix des saynètes à interpréter fin juin, Odette décidait le plus souvent d'autorité : " Toi, tu joueras ce rôle parce que j'y ai beaucoup réfléchi, en travaillant comme une folle, pendant des nuits. Alors que j'ai tellement d'autres choses à faire, étant extrêmement occupée. Je l'ai décidé et c'est comme ça ! " Ou bien elle proposait qu'on lui fasse des suggestions pour, bien sûr, toutes les refuser. Autre formule, Odette soumettait à tel acteur en herbe un choix de pièces incompatibles avec sa nature, en feignant de lui laisser le choix de les jouer alors qu'elle avait déjà décidé de lui attribuer un personnage dans la peau duquel il risquait fort de trébucher.

Une année, alors qu'elle avait jeté son dévolu sur une pièce d'Eugène Ionesco, Odette proposa des extraits de textes aussi incongrus qu'inattendus, où un malheureux comédien devait se mettre à prononcer des phrases repoussantes comme : " Je vais sucer le bouton charbonneux de Madame Madamour " ou " Purge-moi ce grand bébé ". Certaine que ses élèves ne pourraient pas prononcer ces sornettes, par trop éloignées de leur goût personnel, elle avait conçu ce stratagème équivoque pour les conduire à se rallier à son choix à elle, dûment arrêté : " La Leçon " de Ionesco.

Résignés mais plutôt désemparés, les élèves acceptèrent de faire une lecture de ce chef-d'oeuvre insolite, écrit dans les années cinquante, dans un acte d'une absurdité poussée jusqu'à l'outrance, par un auteur résolu à dénoncer l'incohérence de certains comportements humains.

La lecture débuta sur le bon ton, par des élèves soumis mais non résolus. Le héros de la pièce, un vieux professeur, commença à donner la fameuse leçon à sa jeune élève, pas trop fine quoique impertinente et passablement entêtée. Puis continuant à endormir celle-ci de louanges, tout en la réprimandant, il laissa progressivement apparaître son noir projet : assassiner cette enfant avec un grand couteau. Bien vite, il lui fit répéter une litanie de " Cou, cou, cou… cou - teau, couteau " pour finir par la poignarder d'une multitude de coups de lame dans la gorge.

"Voilà, c'est bien ! " s'écria Madame Odette apparemment comblée. " J'ai eu grand flair de vous voir dans ces rôles. Une seule remarque : je veux qu'on rende la scène encore plus crédible en rajoutant du sang, beaucoup de sang, à la fin. " La stupeur achevait d'envahir les élèves avec cette dernière petite phrase lancée par Odette. Ils se demandaient ce qu'allaient penser les spectateurs de cette hémorragie forcenée.

Pour couronner son besoin de sensationnel, Odette Braie, de plus en plus péremptoire, lança au malheureux acteur qui répétait le rôle du professeur : " En finale, après le meurtre, la bonne te passera autour du bras un brassard avec la croix gammée. Comme cela, l'absurde de Ionesco reposera sur une cause tangible ! "

Effroi dans l'auditoire. " Mais, Madame, ce n'est pas nécessaire ! gémit l'élève. Cet insigne ne me plaît pas et je ne souhaite pas le mettre. D'ailleurs, l'auteur dit qu'il est facultatif et que ça n'apporte rien à l'action. " - " Si ! " trancha Odette. " Avoue plutôt que tu ne saisis pas l'importance d'une telle fin qui confine au sublime dans le concret et l'horreur ! " - Atterré par tant de courroux, l'apprenti comédien baissa les épaules tandis que Madame Odette, elle, haussait les siennes avec mépris. " Dis-toi bien que je comprends ta réaction, jeune ignorant, mais je n'ai pas travaillé à ce point cette mise en scène pour que tu refuses de la jouer comme je veux. Je te mets sur un fil conducteur bien à moi et je brode, j'avoue, pour monter une représentation qui frise le sublime. C'est Moi qui mets en scène, c'est clair, et c'est Moi qui décide, acheva-t-elle. D'ailleurs, si j'avais ton rôle, j'exhiberais avec défi cette croix gammée. " Effaré par tant de reproches, le comédien amateur eut pourtant le courage de contester : " Je sais, Madame Braie, vous êtes une actrice, une vraie. Moi, je veux simplement faire du théâtre pour le plaisir, mais si cela devient une épreuve contre nature alors je ne suis plus d'accord. " Ces protestations achevèrent d'exaspérer l'hydre d'Odette Braie. Il s'ensuivit, devant ses élèves médusés, une heure de vociférations, criailleries et mordantes réprimandes qui s'acheva par cette mise en demeure au nez du malheureux petit comédien : " Ou tu mets cette croix gammée à ton bras ou tu quittes ces lieux dont tu n'es pas digne. " Pour toute réponse, le jeune homme s'empara du brassard qui traînait au sol et le lança à la tête de Madame Odette, proche de l'évanouissement. Elle eut pourtant le courage de soupirer : " Quelle honte ! Me voir traitée ainsi ! Soutenez-moi, mes filles, ou je me meurs. " Malgré les petits rires qui parcoururent les élèves, certains d'entre eux s'élancèrent vers Odette pour lui prendre le coude et la conduire vers un siège. Tandis que, au comble de l'admiration, une adolescente naïve murmurait à son compagnon : " Elle a peut-être raison, après tout, la mère Odette ? Un moment, je te jure, j'ai cru voir revivre Sarah Bernhardt ! "

Didier Mansuy le 4 décembre 2002

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